ASPASIE
Dossier médical
A 23 naissance d'une fille, à 26 et 29 ans d'un garçon. A 59 ans cancer du sein traité par tumorectomie, radiothérapie, hormonothérapie.
Sa vie
« Je suis la dernière d'une fratrie de 5 enfants. En fait il y en a eu 6, mais je n'ai appris qu'à 18 ans que j'avais eu une autre sœur morte à la naissance. Moi je n'étais pas désirée, ma mère ne voulait pas de moi, j'ai toujours ressenti cela. J'ai appris par la voisine que quand ma mère était enceinte de moi, elle ne sortait plus de chez elle, elle ne voulait pas se montrer enceinte, elle ne voulait pas être enceinte. La voisine a appris la grossesse juste avant l'accouchement. J'ai ressenti tout le temps ce fait que je n'étais pas désirée, je n'avais pas ma place dans ma famille, en tout cas, je ne l'ai jamais trouvée, c'est toujours le problème de la place qui revient. Mon problème a toujours été de trouver ma place.
Ma mère était restée seule avec les 2 aînés quand mon père a été prisonnier de guerre pendant 5 ans, il n'en parlait jamais. Ma mère était triste, elle ne souriait jamais, elle avait été orpheline de père à 8 ans. Il n'y avait pas beaucoup de joie à la maison et pas beaucoup d'argent, il n'y avait aucune place pour le superflu, il n'y avait pas de place pour la tendresse non plus, ma mère était froide, elle ne m'a donné aucune tendresse. Celle-ci m'a énormément manqué. De l'amour, je ne sais pas, cela n'a jamais été exprimé en tout cas. Mon père n'intervenait pas, il laissait ma mère diriger.
J'ai été comptable, mon premier salaire a été un grand moment, il me donnait, en plus d'une autonomie, une place ailleurs. Je me suis mariée pour partir de chez moi à 21 ans. Puis j'ai eu mon premier enfant, ce qui a été l'évènement le plus heureux de ma vie, lui aussi me donnait une place, celle d'une mère, j'avais enfin trouvé une place, j'étais reconnue, je commençais à exister. Mon travail aussi a été important dans ma vie par rapport à cette place qu'il me donnait, la position sociale. J'étais appréciée dans cette entreprise où j'ai travaillé pendant 28 ans de ma vie, je prenais mon travail très à cœur. A mes 53 ans, en raison de la retraite du patron, l'entreprise, qui était florissante, a été vendue avec reprise du personnel. Les difficultés ont commencé et j'ai assisté, impuissante, à la dégringolade. A mes 55 ans, les nouveaux patrons ont trouvé que mon salaire était en trop, ils ont tout fait pour me faire démissionner. Ils m'ont mise à faire du ménage, ils m'ont mise au placard, j'ai perdu toutes mes responsabilités, cette étape a été psychologiquement très dure. Puis l'entreprise a chaviré et j'ai été licenciée économique en avril de mes 57 ans. Je n'aurais pas pu tenir plus longtemps, à quelques mois près, ils auraient obtenu que je démissionne, je n'en pouvais plus. Le marché du travail n'a pas voulu de moi, je suis au chômage depuis. Je n'étais plus bonne à rien, je ne pouvais plus me situer, j'avais le sentiment d'être inutile. Je me retrouvais confrontée à ce problème de place qui m'avait étreinte toute mon enfance. De plus j'ai eu un sentiment de culpabilité car, étant donné que j'avais été performante dans la même entreprise pendant 28 ans, je n'avais pas fait de formations. Cette période a été la plus difficile de ma vie, je ne dormais plus. Je n'ai pas pu me lancer dans d'autres activités que le travail à cause de mon image de moi-même très dévalorisée, du ressentiment. J'étais seulement préoccupée pour retrouver du travail.
Sa réflexion
« Ce cancer a été diagnostiqué 18 mois après mon licenciement. Je l'ai ressenti comme un signal d'alarme. Il m'a permis de remettre les pendules à l'heure, de me remettre sur les rails, de définir mes priorités et par-dessus tout de me permettre de définir ma vraie place. Il m'a permis de me reconnaître moi-même, pas seulement en tant que mère ou que femme qui travaille, il m'a permis de me rendre compte de mes erreurs d'appréciation. J'ai maintenant une auto reconnaissance, un autre état d'esprit. Je peux prendre un livre et lire pour le plaisir, ce dont je n'étais pas capable auparavant. Ma mère m'interdisait de lire, d'aller à la bibliothèque, il y avait toujours autre chose à faire. Je peux envisager d'autres activités si je ne retrouve pas de travail, ce n'est plus un drame. Après la fin de ma radiothérapie j'ai retrouvé le sommeil que j'avais perdu quand j'avais été mise au placard. C'est 'guérissant' de comprendre, il y a une cohérence dont je n'avais pas conscience avant ce cancer. Aucune personne du corps médical ne m'a posé de questions sur ma vie, je le regrette. »