SOLEDAD
Dossier médical
Entre 6 et 12 ans crises d'étouffement, cauchemars, hallucinations. TOC de vérification. A 20 ans anorexie IMC à 16, aménorrhée pendant 3 ans. A 26 ans naissance d'une fille. Infections gynécologiques à répétition pendant une vingtaine d'années. Pensées suicidaires.
Sa vie
« Ma vie a été gâchée par ce viol que j'ai subi à 5 ou 6 ans par mon beau-frère : attouchements, fellation, c'est à l'intérieur, il n'y a pas de traces visibles. J'ai deux demi-sœurs plus âgées que moi et l'abuseur était le mari de l'une d'elle. Il avait 25 ans, il était militaire, donc une autorité. Il m'a emmenée dans un bois, sous le choc, je n'ai rien pu dire. Il a recommencé quelques mois plus tard. Je me suis sentie coupable, et j'ai senti mon corps sale. Je ne pouvais pas en parler, et pourtant j'aurais aimé le dire à ma maman tout de suite, mais c'était impossible à cause de la honte et la culpabilité. Pourtant le plus important qui peut vous aider c'est d'en parler, de dire les mots pour faire disparaître les maux, mais j'étais tellement seule. Ma mère avait eu 3 enfants d'un premier mari qu'elle avait trouvé pendu, elle s'est remariée avec mon père et a eu 2 autres enfants qu'elle n'a pas désirés, dont moi. Mon père avait lui-même 2 enfants d'un précédent mariage. On ne m'a pas protégée, j'ai été seulement logée, nourrie, j'ai grandi comme j'ai pu.
J'ai continué à voir mon beau-frère quand il venait avec ma sœur. Une fois j'ai refusé d'aller faire les courses avec eux, ma mère m'a giflée. Après, dans la journée, et surtout le soir, j'ai eu des crises d'étouffement, je me disais que j'allais mourir, j'ai eu aussi des hallucinations. Ces crises ont duré 5 ou 6 ans, et la nuit, je faisais des cauchemars, des visages masqués m'apparaissaient. Je me confiais le soir à un petit baigneur que je protégeais, j'étais tellement seule, à 65 ans, je l'ai toujours ce petit baigneur, et je dors avec, on peut tout me prendre, mais pas lui. J'ai également des TOC, qui persistent depuis tout ce temps. Je vérifie sans arrêt ce que je fais, si j'ai bien fermé une porte, il m'arrive de faire 20 km pour le vérifier. Il faut bien faire, pour être sûre d'être bien, une erreur est pour nous bien pire car elle renvoie à la mauvaise fille qui travaille mal. J'ai souvent eu des pensées suicidaires. A l'adolescence j'ai eu une acné très importante, surtout dans le dos, qui a laissé sur mes épaules de grosses cicatrices, je me suis sentie marquée comme une esclave.
Vers 40 ans, n'en pouvant plus de cette omerta, je suis allée voir un prêtre pour me confesser. Il m'a demandé si j'avais eu du plaisir lors des abus !! Puis il m'a donné l'absolution, ce qui confirmait que j'étais coupable, cette religion m'a dit : 'C'est de ta faute ; comme tu as péché tu vas payer maintenant toute ta vie, et en plus, tu dois lui pardonner.' Je pensais que j'allais aller en enfer. Il fallait me laver de tous mes péchés, on en revient à la netteté, la propreté. Il y a de quoi devenir complètement folle ! J'ai vécu cela toute ma vie comme une faute, j'ai été élevée dans la religion catholique dans laquelle tout est péché. Dans cette religion le corps est péché, il ne faut pas le regarder, je ne sais pas comment mes seins ont poussé, je ne les ai jamais regardés. Même la pensée est péché, alors imaginez, le regard, le toucher ! Quand une amie m'a dit que c'était agréable de dormir nue, je suis tombée des nues, car je pensais qu'il était interdit de se regarder, donc de dormir toute nue. Pendant ma grossesse, je ne me touchais jamais le ventre, à cause de la religion, de toute façon être enceinte, c'est avoir fauté, il fallait le cacher.
Quand je me suis mariée, quelques semaines avant le mariage, j'ai pensé que je ne pouvais pas me marier devant les hommes, devant Dieu sans le dire à mon mari. Je pensais : il ne pourra pas me toucher tellement je suis sale. Mais je n'ai pas pu le lui dire, il ne l'a jamais su. Puis il m'a trompée, je me suis dit : 'C'est encore pour payer toutes les mauvaises choses qui me sont arrivées.' J'ai pensé que j'étais punie. Mon mari ne voulait pas d'enfant, il disait à ses amis : 'Elle ne peut pas en avoir !' et je me suis encore culpabilisée. Mais à 25 ans nous avons eu une fille, j'avais réussi à faire un enfant ! C'est le cadeau de ma vie et je m'entends très bien avec elle, je m'étonne moi-même. Elle sait ce qui m'est arrivé depuis 10 ans seulement.
Je me suis mariée une deuxième fois, deux mariages, deux échecs. L'abus m'a rendue très vulnérable auprès de mes deux maris, j'ai été l'esclave de mes 2 maris. Cela m'a démolie aussi au point de vue sexuel, car cela empêche de se donner, il y a une barrière mentale qui vous en empêche. Mes premiers rapports sexuels ont été une catastrophe, je faisais ce qu'on me demandait de faire. A 50 ans seulement j'ai réussi à me donner, à 50 ans ! Depuis peu, je m'autorise à me faire plaisir moi-même. Ma seconde victoire c'est d'avoir quitté mon second mari, j'ai réussi ! En fait j'ai épousé mes deux maris, non pas par amour, mais seulement parce qu'ils étaient des hommes qui voulaient bien de moi. J'ai été pour eux une maman qui les a protégés. Mon second mari était un enfant meurtri, son père s'est suicidé quand il avait 4 ans. Sexuellement il était peu demandeur, c'était moi qui demandais, pas du sexe mais de l'amour, de la protection. Mon mari sitôt l'amour, allait se laver et lavait les gants de toilette à l'eau de Javel. En fait j'ai fait pour mes maris ce qui m'avait tellement manqué enfant, je les ai protégés. Quitter mon second mari a été très difficile, c'était comme si j'abandonnais Soledad petite.
J'ai réussi à obtenir mon certificat d'études. Pour moi c'était un doctorat que j'avais obtenu, et seule car on ne m'a jamais fait réciter mes leçons. J'ai ensuite quitté l'école et j'ai dû aller travailler, mon père m'a dit : 'Tu dois gagner ta vie.' J'ai proposé mes services à une maison de la presse, on m'a demandé ce que je savais faire, j'ai dit : 'Le ménage, le repassage, la vente' et on m'a répondu : 'C'est mieux que faire le trottoir !' Cela me ramenait à ce que j'avais vécu : j'étais une pute, une bonne à tout faire. Une autre fois, dans un immeuble, était écrit dans l'ascenseur « Interdit aux fournisseurs, aux chiens et aux domestiques », encore une dévalorisation, c'était en 1994. Pendant un temps j'ai travaillé dans la vente, j'ai vendu des chemises Cardin, mais je n'étais pas bien dans ce monde qui était trop bien pour moi, je me considérais plus à ma place quand je faisais des ménages. Toutes ces choses-là m'ont empêchée d'avancer, car très souvent, je me suis sentie salie, dévalorisée. Quand j'ai été opérée des hémorroïdes, pour les examens, le proctologue, sûrement un ancien SS, m'a mis un mouchoir dans la bouche pour que je ne crie pas ! Tout ce que j'ai vécu de difficile, pendant longtemps, je l'ai attribué à ce viol, cette faute que j'avais à tort endossée. Si je n'avais pas été élevée dans la religion catho, si j'avais pu en parler avant, cela se serait mieux passé.
J'en ai parlé la première fois à quelqu'un, en dehors de la confession, à 42 ans soit 36 ans après les faits, quand ma nièce m'a dit que son père, qui était mon violeur, l'avait abusée. Maintenant je porterais plainte, mais mon violeur est mort. Je pourrais porter plainte depuis que je vois des témoignages à la télé. J'ai compris toute seule, avec ces témoignages, avec mes lectures que je n'étais pas coupable, et je me suis pardonnée, j'ai 65 ans. Depuis 4 mois, pour faire le ménage, je mets des gants, avant je n'en mettais pas puisque j'étais sale, je n'en avais pas besoin. »
Sa réflexion
« En fait après cet épisode, j'avais perdu ma place sur terre, j'ai expié un péché que je n'avais pas commis, je l'ai payé cher, cela porte sur toute la vie. On devient des proies faciles. Depuis que je vous parle, je n'ai pas étouffé, et c'est la première fois que j'en parle sans étouffer, c'est la première fois que je me libère autant. Jamais auparavant on ne m'a offert d'espace de parole, c'est la première fois ».
Revue un an après l'entretien elle dit : « Je vais mieux, j'ai eu l'impression de vous avoir laissé une valise la dernière fois que nous nous sommes vues, vous avez écouté. J'ai un enthousiasme qui m'arrive. Pour moi le paradis serait la protection et l'amour. »